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LA LUEUR

Les combinaisons spatiales n’avaient aucun secret pour Elinn. Normalement. Comme toute adolescente de treize ans née sur Mars, elle connaissait leur fonctionnement. En cet instant, pourtant, elle avait tout oublié. Oublié toute prudence, et surtout oublié le temps qui s’égrenait, diminuant ses réserves en oxygène.

Elle avait vu la lueur.

Et oublié la cité martienne perdue loin derrière elle sur cette plaine d’un brun oxydé. Sa propre respiration lui sifflait aux oreilles tandis qu’elle escaladait roches et éboulis. Son souffle couvrait d’un film argenté la visière de son casque.

Elle avait vu la lueur, en provenance du gouffre de Jefferson.

Et oublié les exhortations de sa mère qui lui avait interdit de s’éloigner de la station, à plus forte raison quand elle était seule. Elinn enjamba le rebord rocailleux et sauta sur une plate-forme pierreuse qui saillait quelques mètres en contrebas. De tels sauts l’enivraient. En cours, elle avait appris que la pesanteur terrestre était le triple de celle qui régnait sur Mars. Mars… sa planète natale. Ici, elle pouvait faire des choses impossibles aux humains de la Terre.

Elle agrippa l’arête du promontoire. Le froid de la roche s’insinua à travers ses gants. Le vaste ciel au-dessus de sa tête se teintait de jaune, conséquence des tempêtes de poussière qui, à cette époque de l’année, balayaient les couches supérieures de l’atmosphère ténue. Les étoiles, cependant, réussissaient à s’en détacher, scintillant d’une clarté prometteuse et glacée.

À aucun moment elle ne pensa aux autres. Chaque fois qu’elle leur parlait de la lueur, ils lui riaient au nez.

À aucun moment non plus, elle ne songea à vérifier son niveau d’oxygène. Pour tout habitant de Mars, c’était en principe un réflexe aussi machinal que se brosser les dents. Mais il lui arrivait aussi d’oublier de se brosser les dents.

Les combinaisons classiques n’étaient pas équipées de systèmes de recyclage, car c’étaient des appareils lourds et encombrants, et l’air qu’ils délivraient empestait les produits chimiques. On ne recourait donc aux scaphandres munis de ces dispositifs que lors d’expéditions dignes de ce nom. Quand d’autres sorties ponctuelles étaient organisées, les colons revêtaient des combinaisons légères et confortables. Le temps passé à l’extérieur excédant rarement quelques heures, les réserves en énergie et en oxygène étaient grandement suffisantes pour subvenir à leurs besoins.

Elinn sauta par-dessus le rebord de la plate-forme et atterrit sur des éboulis sablonneux que ses pieds réduisirent en poussière. Puis, d’une foulée ample et gracieuse, elle dévala la pente vers le fond du canyon. Lorsqu’elle y fut parvenue, elle n’avait déjà plus assez d’oxygène pour le trajet de retour. Mais elle ne le remarqua pas plus que le reste et continua sa course, s’éloignant de la station martienne à chaque pas davantage.

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« Oui ! Oui ! Oui ! » Ronny inclinait le manche dans tous les sens, les yeux farouchement rivés sur l’écran. Un grondement assourdissant s’échappait des enceintes, restituant les claquements caractéristiques d’un ancien avion à hélice. Ronny était fou de simulateurs de vol ; grâce à l’informatique, il pouvait piloter tous les appareils existants. Les vieux coucous à hélice – des antiquités désormais consignées dans les musées – étaient devenus sa dernière marotte. « Youhou ! »

Impossible de se concentrer dans ces conditions. Cari laissa son regard glisser par la fenêtre. Le ciel de Mars avait pris une coloration jaunâtre. Les monts de Tharsis, qui d’ordinaire surplombaient de leur masse imposante l’horizon occidental, n’étaient presque plus visibles, phénomène annonciateur d’une violente tempête.

Le transporteur frappé du sceau de l’Alliance asiatique stationnait toujours devant le sas numéro 3. C’était probablement Yin Chi, directeur du complexe que les États de l’Alliance asiatique avaient bâti l’année précédente contre la volonté du gouvernement terrestre. Cette décision avait suscité, sur la planète bleue, de vifs remous politiques ; à en croire certaines rumeurs, l’Alliance entendait faire sécession et quitter la Fédération des États terrestres.

Mais, répétons-le, c’était sur Terre. Donc très loin de Mars, où cette agitation n’avait pratiquement aucune répercussion. Les colons, de leur côté, entretenaient de bonnes relations avec les Asiatiques et tous s’entraidaient au mieux.

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La station asiatique se trouvait à une centaine de kilomètres, sur la pointe ouest du plus gigantesque canyon martien, baptisé Valles Marineris. De l’espace, ce canyon donnait l’impression d’avoir été taillé par un colosse armé d’une hache tout aussi colossale. Cari et ses camarades s’y étaient rendus une fois, à l’invitation de Yin Chi. Ils avaient été subjugués par le panorama extraordinaire… et bien différent de celui offert par la cité qui, tout bien considéré, n’était qu’un vague ensemble architectural planté au milieu du désert. Pour l’heure, un des hommes de Yin Chi était tombé malade, il avait besoin de médicaments que les Asiatiques ne possédaient pas. Voilà pourquoi leur chef s’était déplacé jusqu’ici. Le docteur Dejones lui avait fourni le nécessaire. Le seul à en éprouver quelque gêne fut monsieur Pigrato. Comment s’en étonner ? Chez Tom Pigrato, administrateur mandaté par le gouvernement terrestre, la gêne était perpétuelle. Il ne supportait ni les enfants ni son travail, ni surtout la planète dont il avait la charge. En conséquence, tous se gardaient comme de la peste de croiser son chemin. Cette mise à l’écart n’était d’ailleurs pas pour adoucir son humeur.

« Cari ? J’ai une information importante à te communiquer. »

La voix synthétique d’IA-20 fit sursauter l’adolescent. Il consulta l’écran et se rappela les leçons qu’il était censé étudier.

« Oui, je sais, répondit-il hâtivement. L’histoire du vingtième siècle. Le sujet me passionnerait sans doute si la période concernée ne remontait pas à Mathusalem. »

IA-20 était l’intelligence artificielle qui commandait les systèmes de la cité : production d’énergie, ventilation, communications, climatisation des plantations souterraines. Tout, en somme. De surcroît, elle enseignait aux enfants les disciples spécialisées, aidait les chercheurs dans leurs recherches et les gestionnaires dans leur travail de gestion. IA-20 pouvait voir, parler, écouter. Comme toutes les intelligences artificielles, elle s’était forgé au fil du temps une personnalité propre qui, en l’occurrence, se traduisait par une forme d’attachement aux enfants ; si un litige survenait, elle se rangeait d’emblée de leur côté. Certes, IA-20 n’était en définitive rien de plus qu’un programme informatique hautement perfectionné, mais il était possible, par moments, de l’oublier totalement.

« Sachant que nous sommes en 2086, convier Mathusalem au débat me paraît très exagéré, pinailla IA-20 avec une étroitesse d’esprit toute technologique. En outre, ma remarque ne faisait pas référence au cours. C’est à propos de ta sœur.

— Elinn ? » Cari et Ronny échangèrent un regard soucieux. « Dans quel pétrin s’est-elle encore fourrée ?

— Elle est sortie et a disparu du champ de réception de mes capteurs optiques il y a vingt et une minutes. D’après les derniers éléments enregistrés, il semblerait qu’elle soit descendue dans le gouffre de Jefferson.

— Et alors ? Telle que je la connais, elle rêvasse sur un rocher en admirant le paysage.

— C’est également ce que j’ai supposé. Mais elle aurait dû impérativement refaire surface pour rentrer avant que ses réserves en oxygène s’épuisent. »

À ces mots, un frisson glacé parcourut l’échine de Cari. Avait-il bien compris ? Le ton neutre, presque léger de l’intelligence artificielle était parfois déconcertant. « Es-tu en train de me dire qu’Elinn n’a quasiment plus d’oxygène ?

— Selon les données dont je dispose, elle devrait tenir une trentaine de minutes, poursuivit IA-20 d’une voix qui trahissait un semblant d’inquiétude (ou n’était-ce qu’une illusion ?). Certaines observations effectuées par le passé m’amènent à penser que vous autres enfants connaissez un accès à la cité qui échappe à mes instruments de contrôle. Serait-il possible qu’Elinn soit rentrée à mon insu ? »

C’était finement analysé. Mais leur passage secret – une ancienne galerie datant de la première station, creusée bien avant la construction de la cité et pourvue d’un sas à ouverture manuelle – était orienté plein sud, alors que le gouffre de Jefferson était situé au nord. Il était donc exclu qu’Elinn l’ait emprunté.

« Non, balbutia Cari, la gorge nouée. C’est impossible.

— Dans ce cas, je me dois de prévenir les instances dirigeantes de cet incident. »

Ronny, qui avait depuis longtemps cessé de jouer, lâcha le manche et passa les mains dans ses cheveux blonds et broussailleux. « Bon sang ! » Tous deux savaient ce qu’il voulait dire. S’il arrivait quoi que ce soit, Pigrato en profiterait pour confisquer leurs combinaisons aux enfants, qui seraient définitivement coincés à l’intérieur de la station.

« IA-20, attends ! » s’écria Cari. Il jeta un nouveau coup d’œil par la fenêtre. Le transporteur, un bolide tout-terrain, était encore là. S’il y avait une personne au monde capable de les tirer de ce bourbier sans que Pigrato s’en aperçoive, c’était Yin Chi. Cari brandit son communicateur et composa le numéro d’Ariana.

« Oui ? répondit-elle.

— Où es-tu en ce moment ? demanda fébrilement Cari.

— Dans ma chambre, pourquoi ?

— Tu pourrais foncer au sas numéro 3 et retenir Yin Chi ? Je passe prendre une cartouche d’oxygène et je te rejoins. N’oublie pas ton scaphandre ! »

Ariana ne comprit évidemment pas un mot de ce qu’il lui disait. « Retenir Yin Chi ? De quoi parles-tu, Cari ? »

Il lui exposa la situation aussi vite que possible. Quand elle en eut saisi l’enjeu et le caractère d’extrême urgence, elle lança un « Okay » lapidaire et raccrocha. Sans doute longeait-elle déjà les couloirs à bride abattue.

« On y va ! » cria Cari à Ronny.

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Pourquoi ses pas étaient-ils de plus en plus lourds ? Elinn s’arrêta. Son souffle lui bourdonnait aux oreilles. Elle chercha une profonde inspiration, mais, pour une raison qu’elle ne parvint pas à s’expliquer, le réservoir ne déversait plus qu’un mince filet d’air. Sa poitrine se soulevait comme un soufflet d’orgue et elle se sentait vraiment mal.

L’air. Mais oui ! Elle leva le bras droit et consulta la jauge. Les chiffres papillonnèrent devant ses yeux.

Rouge. Lumière rouge. Pourquoi cette lumière rouge brillait-elle ainsi ?

Elle n’avait jamais rien vu de tel. Elle eut beau s’efforcer d’y trouver un sens, ses pensées tournaient étrangement en rond, refusant d’avancer, dépassées par l’événement.

Son malaise s’accrut.

Cari lui traversa l’esprit, du temps où ils n’étaient que deux gamins. Leurs mémorables batailles de polochons, le soir, dans la chambre… Une fois, son frère lui avait pressé la couverture si fort sur la tête qu’elle avait failli étouffer. Elle se rappelait qu’elle voulait hurler, mais n’y arrivait pas. Aussi avait-elle battu violemment des jambes jusqu’à ce qu’il finisse par la lâcher.

Maman l’avait vertement sermonné. Papa, encore en vie à l’époque, l’avait giflé.

Pourquoi songeait-elle à cela précisément maintenant ? À cause de papa, qui avait péri lors d’une expédition dans la région de Cydonia ? Sa mort l’avait plongée dans une tristesse infinie. Une tristesse qu’elle n’avait, au fond, toujours pas surmontée.

L’envie la prit de battre des jambes. Elle n’avait plus assez de souffle pour crier.

Que signifiait ce voyant rouge ? Et pourquoi se mettait-il à clignoter ?

Qu’elle se sentait mal ! Peut-être qu’en s’asseyant un peu… peut-être irait-elle mieux ?

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Cari courut récupérer leurs combinaisons. Il dévala les escaliers qui menaient au sas numéro 5 et s’engouffra dans la salle où était entreposé le matériel. Les scaphandres des adultes y étaient accrochés, proprement alignés, soigneusement raccordés aux dispositifs de mise en charge. Voyants verts au-dessus de ceux prêts à l’emploi, orange quand les réserves en électricité et en oxygène n’étaient pas encore pleines. Sous les raies grillagées qui couvraient le sol s’étaient accumulés de multiples grains de sable rouge, martiens en diable.

Les tenues pour adultes ne lui seraient d’aucune utilité. En revanche, les cartouches d’oxygène étaient identiques quel que soit le modèle. Il s’empressa donc d’ôter celle d’une combinaison en état de marche. De vert, le voyant lumineux vira instantanément au rouge. Grand bien lui fasse. Cari poursuivit son chemin avec son butin.

Il entendit quelqu’un courir. Ce devait être Ronny, en route vers le sas numéro 3. Il croisa Abasi Kuambeke, l’un des techniciens, absorbé dans l’étude d’un plan de montage, et faillit le percuter. « Pardon ! »

Kuambeke leva les yeux. « Cari ? Que se passe-t-il ?

— Rien, cria l’adolescent, parti sur sa lancée. On fait juste la… la course !

— Ah, les gosses ! » entendit-il en disparaissant au coin.

Son communicateur bipa. Il l’alluma sans cesser de cavaler. « Oui ?

— Cari ? » C’était Ariana.

« Oui, je serai là dans une seconde. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Si nous contactons Yin Chi par radio, Pigrato saura ce qui se trame, non ?

— Oui. » Mû par un sombre pressentiment, Cari s’arrêta, à bout de souffle. « Pourquoi cette question ?

— Parce que le transporteur a mis les voiles avant que je n’atteigne le sas. »

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Ils se trouvèrent rassemblés, hors d’haleine, scaphandre en main. Ariana avait à l’évidence galopé comme une folle : ses longs cheveux noirs, habituellement si lisses, étaient furieusement emmêlés.

« Il faut que tu donnes l’alerte, trancha-t-elle. Ça ne sert à rien. » Elle toisa sa combinaison et la laissa tomber. « Celles-là, on peut leur dire adieu.

— Et si nous ne sortions que tous les trois ? suggéra Ronny. En emportant la cartouche ? »

Cari secoua la tête. « À pied, d’ici à ce qu’on repère Elinn, il sera trop tard. » Il activa son communicateur. « IA-20 ? Donne l’alerte !

— Oui », répondit l’intelligence artificielle.

En un instant, la sirène de sauvetage résonna, emplissant quartiers d’habitation et labos, salles des machines et coursives les plus profondes. Les colons stoppèrent net leurs activités, se ruèrent dans les couloirs, grimpèrent les escaliers quatre à quatre, surgirent des ascenseurs, enfilèrent prestement leurs scaphandres tout en écoutant les informations fournies par IA-20 quant à l’état d’urgence et aux mesures à prendre.

À peine trois minutes après le début de l’alarme, la partie aérienne de la cité trembla, le grondement des réacteurs faisant vibrer sols et murs.

« Là ! » s’écria Cari, posté derrière l’un des étroits hublots aménagés dans le sas. Les autres se pressèrent à ses côtés. Deux aéronefs aux tuyères rougeoyantes s’envolèrent à plein régime vers le gouffre de Jefferson.

« Comment peut-on être stupide au point de partir en vadrouille avec une bouteille d’oxygène à sec ? s’enflamma Ronny. Cari, je te jure que si Pigrato nous sucre nos combinaisons, ton imbécile de sœur pourra toujours courir pour que je lui adresse à nouveau la parole ! »

Le projet Mars
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